Le collectif anti-expulsion

:

Combattre la mécanique de l’expulsion en France dans les années 1990

Categories:
Localizations:

Dans le récit qui suit, l’auteur raconte des scènes issues du Mouvement contre les expulsions, en France, à la fin des années 1990. A l’heure où Donald Trump, Elon Musk et leurs laquais s’en prennent aux sans-papiers et kidnappent des immigrés qui s’opposent au génocide, même quand ils sont porteurs de Green Card,1 c’est un bon moment pour étudier comment des gens se sont opposés à la violence d’état dans d’autres lieux et d’autres temps.

Ceci est une adaptation du mémoire à venir Another war is possible, qui relate les expériences vécues par le mouvement mondial contre le fascisme et le capitalisme au tournant du siècle. Si vous souhaitez lire le reste du livre, vous pouvez le commander sur PM Press.


Gare de Lyon: Paris, 5 mai 1998

C’est le début de soirée, Sophie et moi sommes assis dans la zone d’attente des trains longue distance de la Gare de Lyon à Paris, l’une des gares les plus fréquentées d’Europe. Tout autour de nous, des voyageurs se précipitent dans tous les sens. Une caméra toujours autour du cou de papa, des familles de touristes stressés précipitant leurs enfants à travers la station se mêlent aux hommes d’affaires fatigués qui attendent de rentrer chez eux.

« Tu as fait du bon travail avec ta tenue », me dit-elle en me regardant de la tête aux pieds. J’ai rencontré Sophie lors d’une action (ou bien une manifestation, un concert, quelque chose du genre) il y a environ un an et nous sommes devenus inséparables pour toutes les actions politiques. Elle a mon âge, est étudiante au Lycée Autogéré de Paris 1 et si je ne connaissais pas très bien le contexte dans lequel elle fait ce commentaire, je pourrais penser qu’elle flirte avec moi.

« Tu as l’air plutôt bien toi-même », réponds-je. Elle a réussi à se transformer en figure craquante de l’adolescente française moyenne parfaitement insignifiante. Fondamentalement, elle ressemble à une jeune Spice Girl dans son survêtement Adidas et ses baskets. Moi, par contre, j’ai opté pour un look nettement plus précurseur : pantalon kaki, polo, veste non-définie et mocassins. Elle me regarde de nouveau, fait une pause et retire légèrement son compliment : « Ce n’est pas la garde-robe la plus fonctionnelle, cependant. Les pantalons kaki se démarquent et les mocassins ne sont probablement pas parfaits pour courir. »

Je hausse les épaules. « J’ai fait ce que j’ai pu. Ce qui m’importait le plus, c’était d’arriver jusqu’ici. »

Nous sommes assis parmi les touristes et les hommes d’affaires, faisant de notre mieux pour ressembler à un jeune couple adolescent quelque peu dépareillé qui attend un train pour rentrer dans leur ville ; nous ne sommes en fait pas des voyageurs, et le terme correct pour notre tenue serait plutôt un déguisement. Nous ne sommes pas ici pour prendre un train, mais pour en arrêter un. Un train qui transporte des êtres humains emprisonnés contre leur volonté chaque nuit. Le 21:03 à Marseille, autrement connu pour nous comme le train de la déportation.

Notre objectif est d’arrêter le train de nuit Paris-Marseille, que la Société Nationale des Chemins de Fer, mieux connue pour ses initiales SNCF, permet au gouvernement français d’utiliser pour transporter des immigrés nord-africains, généralement d’origine algérienne ou marocaine, par les rails, jusqu’à Marseille. Une fois dans la ville portuaire, ils sont expulsés du territoire français par bateau. La tentative de bloquer ce train est une idée née du Collectif Anti-Expulsions et il a été décidé que si nous devions avoir une chance de succès, nous devrions nous déguiser le mieux possible et infiltrer la gare en petits groupes, puisque tenter de marcher là-dedans en cortège ne nous mènerait probablement pas très loin.


Le collectif anti-expulsion

Le CAE, officiellement formé quelques semaines plus tôt, au début du mois d’avril 1998, était un collectif autonome né dans la chaleur du mouvement des sans-papiers du milieu des années 90. Cela fait référence au mouvement contre l’expulsion des immigrants sans papiers et en faveur de leur « légalisation ». Les principes directeurs2 du collectif étaient aussi simples qu’ils étaient clairement imprégnés de modes d’organisation, de pensée et d’action anarchistes :

  • Opposition concrète aux expulsions.
  • Nous ne sommes pas des « alliés » des sans-papiers, nous luttons avec eux par nos propres motivations et convictions.
  • Ces motivations varient d’un individu à l’autre, mais sont dans tous les cas enracinées dans l’anticapitalisme.
  • Le collectif est autonome et collabore avec des collectifs de sans-papiers qui sont autonomes non seulement en théorie, mais aussi dans la pratique.
  • Les décisions sont prises par l’assemblée générale.

Le sort des sans-papiers avait émergé dans l’opinion publique après une série d’occupations d’églises très médiatisées en 1996 par les immigrés, eux-mêmes sans-papiers. Cela a culminé le 23 août 1996 avec une descente de près de 2000 policiers qui ont pris d’assaut l’église Saint-Bernard, entraînant la détention de 210 migrants sans-papiers.

Par la suite, les manifestations de solidarité avec les sans-papiers à Paris ont régulièrement compté des dizaines de milliers de personnes, avec des participants représentant le large spectre du centre gauche et de la gauche radicale. Cela incluait le Parti communiste et la CGT, mais aussi les blocs anarchistes considérables de la CNT, la Fédération anarchiste, l’Alternative libertaire, le SCALP et tout ce qui se trouvait entre les deux. Fait important, les sans-papiers eux-mêmes étaient organisés en plusieurs collectifs et organisations; ils étaient des membres actifs et dirigeaient leurs propres luttes. Comme tout type de communauté, elles n’étaient pas monolithiques. Au sein des organisations sans-papiers, on pouvait trouver un spectre tout aussi large d’idées et de stratégies en ce qui concerne les demandes, les objectifs et les méthodes d’action.

Les organisations de sans-papiers de tous bords étaient limitées dans leurs stratégies par les contraintes évidentes de leur situation, notamment le fait qu’une arrestation ou un contrôle d’identité pourrait rapidement conduire à une expulsion possible avec des conséquences dévastatrices, potentiellement mortelles, voire mortelles. Sans surprise, les organisations réformistes étaient coincées par leur respect de la légalité, des principes de base des états et des frontières, et de l’idée qu’un être humain devrait d’une manière ou d’une autre être lié par le la possession d’une certaine feuille de papier, ou pas, en fonction de son lieu de naissance. Ou encore plus absurde, comme c’est le cas en France, sa lignée.

Nous, anarchistes, n’avions pas de telles contraintes. Notre solidarité avec ce qui était clairement l’un des groupes les plus opprimés et marginalisés de la société — travailleurs, personnes de couleur, dont beaucoup de femmes, fuyant certains des conflits les plus horribles du monde à cette époque — a été immédiate et instinctive. Mais par notre position de solidarité inconditionnelle avec les sans-papiers, et l’affirmation qu’aucun être humain ne sera jamais illégal et la liberté de circulation existe dans ce monde pour les personnes et pas seulement pour les marchandises, nous avons articulé une position de nécessaire rupture avec les concepts d’États et de frontières. Si nos demandes ne pouvaient pas être accordées par l’État et que notre objectif ne pouvait pas être réalisé dans le cadre de son existence, alors, naturellement, il s’ensuivrait que nous ne compterions pas sur l’État pour réaliser ces choix.

Par conséquent, nous nous sommes engagés dans une lutte concrète pour empêcher les expulsions et permettre aux gens de vivre où ils veulent et comme ils veulent. Notre analyse théorique du rôle de l’État était appliquée de façon concrète dans cette lutte : l’État était notre ennemi, et nous étions déterminés à lui faire la guerre dans le contexte et la situation où nous nous trouvions, dans l’espoir de l’empêcher d’atteindre ses objectifs. Plus nous réussissons, main dans la main avec les sans-papiers qui sont ouverts à notre solidarité et à nos méthodes, plus notre pouvoir collectif grandit en tant que mouvement et plus nous serons à même d’augmenter notre degré d’autonomie, d’organisation et de liberté.

Nous ne faisions pas de demandes, mais nous cherchions à forcer les concessions et à en faire des réalités. Concrètement, cela signifiait que les expulsions étaient à empêcher. Pour ce faire, nous attaquerions les mécanismes d’expulsion de l’État, ses infrastructures et les entreprises qui ont collaboré avec lui et ont tiré des bénéfices économiques en aidant à la chasse, à la capture et à l’expulsion d’êtres humains.

Nous l’avons fait par solidarité, par conviction, mais aussi avec la compréhension explicite que malgré nos privilèges et des réalités différentes, notre lutte était la même que la leur. En combattant aux côtés des sans-papiers, complices plutôt qu’alliés, nous luttions aussi pour nous-mêmes :

« Leur situation nous rend tous plus précaires, car les relations de travail, la répression et le contrôle développés contre eux finiront par nous affecter aussi, le durcissement des frontières est également un obstacle à notre liberté de circulation, parce que nous sommes aussi des étrangers à ce monde et que nous serons poussés de plus en plus dans la clandestinité – par choix mais aussi par nécessité si nous devons vivre nos désirs – par l’évolution constante du droit et des États. »3


Le 21h03 à destination de Marseille

Nous voilà donc assis sous l’élégant toit de verre et d’acier datant de l’ère industrielle, si typique des vénérables gares européennes – un cadre dramatique tout à fait approprié à la confrontation imminente. Nous attendons anxieusement le moment où un nombre indéterminé de flics apparaîtra, escortant ce que je suppose être un individu menotté dans le hall, à partir duquel nous devrons entrer en action et former une chaîne humaine pour les empêcher de le faire monter dans le train. À défaut, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher le train de partir. Nous ne sommes pas des pacifistes, et s’il y a un consensus général sur le fait que notre camp évitera les escalades inutiles, il y a un accord tout aussi clair sur le fait que la priorité n’est pas aux perspectives, mais à la réalisation d’un objectif concret et tangible.

Néanmoins, je suis inquiet quant à nos chances de réussite. « Est-ce que tu vois des visages familiers ? demandai-je avec inquiétude. Je scrute la salle du mieux que je peux et je n’aime pas ce que je vois.

« Non, je ne vois même pas Alan ou Mary. Je me demande s’ils sont entrés. » Mary est une autre élève du Lycée Autogéré et la meilleure amie de Sophie, tandis qu’Alan est un peu plus âgé et le punk le plus cliché - avec mohawk et veste en faux cuir - de notre petit groupe affinitaire.

Aucun d’entre nous n’a l’âge légal d’être un adulte mais nous avons déjà tous les quatre une bonne expérience des problèmes avec l’État. Nous nous sommes rencontrés lors d’une réunion du Comité d’Action Lycéen, un lieu qui ne peut être décrit que comme une pépinière d’anarchistes en âge d’aller au lycée.

Nous sommes jeunes, fanatiques, et suffisamment libérés de l’esclavage salarial pour bénéficier de beaucoup de temps libre, que nous utilisons pour être des habitués de toutes les manifestations, actions, occupations, squats politiques, concerts, débats et confrontations de la région parisienne. Quand nous ne faisons pas cela, nous passons nos nuits ensemble à boire, à nous défoncer et à écouter « El vals del obrero » de Ska-P dans les catacombes sous les rues de Paris. Moi, j’ai découvert le Catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev et j’en ai conclu que mon esprit et mon corps sont des armes pour la lutte révolutionnaire, et que je dois donc les préserver de la drogue et de l’alcool. Cela me permet de m’amuser beaucoup dans les fêtes.

Pourtant, quelle que soit notre combativité, quel que soit l’affûtage de mes armes proverbiales, si nous ne sommes que vingt lorsque les flics se présentent, cela ne va probablement pas bien se passer. « Putain de syndicats », murmure Sophie en soufflant. « A quoi ils servent s’ils ne sont même pas capables de réunir cinquante personnes pour un truc pareil ? Sa plainte s’adresse à SUD, l’abréviation de Solidaire, Unitaire, Démocratique, un petit syndicat de gauche né dans la foulée de la grève générale de 1995, dont la branche ferroviaire avait promis de se mobiliser pour cette action.

Je hausse les épaules. « Qui sait, ce n’est pas comme si nous savions à quoi ils ressemblent. Peut-être que ça va marcher ».

J’essaie d’être positif, parce que c’est la voie que nous avons choisie ; si nous sommes au bal, autant danser. De toute façon, il ne semble pas y avoir beaucoup d’autres solutions. Quelques semaines plus tôt, nous avons réussi à occuper les voies et à retarder le train pendant quelques heures. Les flics ont fini par dégager les voies à grand renfort de matraques et de gazs, et lorsque nous sommes revenus quelques jours plus tard, nous avons trouvé une armée de policiers qui gardaient les voies.

« Regarde, regarde, juste là ! » Sophie pointe du doigt l’une des entrées du hall, sa voix tremblant d’un mélange d’excitation et de colère. Je suis en train d’apercevoir ce qu’elle désigne, un jeune homme d’une vingtaine d’années conduit par une escorte de sept ou huit flics, lorsque mes inquiétudes quant à notre nombre s’effacent immédiatement. De tous les coins de la salle partent des sifflements désapprobateurs, suivis immédiatement par ce qui semble être la salle entière qui éclate en chants tonitruants de « Non, non, non… aux expulsions ! » amplifiés et rendus encore plus pressants par les échos générés par l’espace fermé dans lequel nous nous trouvons.

Les premiers se lèvent de leur siège, se précipitent vers la ligne de CRS qui garde l’accès au quai et au train, et se lient les bras. Quelques autres les rejoignent. Puis des dizaines d’autres. Des amis et des camarades apparaissent de partout dans la foule. Les chants déclarant qu’aucun être humain n’est illégal résonnent haut et fort tandis que nous rejoignons nous aussi la chaîne humaine. Nous sommes des centaines ! Nous sommes si nombreux que nous formons deux lignes à travers l’ouverture du quai, l’une face aux flics déjà postés là pour nous empêcher de tenter d’accéder aux voies, l’autre tournée vers le hall, empêchant les flics qui escortent un captif d’atteindre le train. Sophie et moi nous retrouvons dans la première de ces deux lignes.

Les minutes suivantes s’écoulent dans un flou chargé d’adrénaline. La vue de la personne que nous essayons de protéger de l’expulsion juste devant nous illustre de manière poignante ce qui est en jeu, et les regards déconcertés de son escorte policière ne font que nous enhardir. Il est clair qu’ils ne savent pas s’il faut aller jusqu’au bout ou abandonner.

La police est habituée à la résistance aux expulsions. Nous nous présentons régulièrement dans les aéroports, informant les passagers ainsi que les employés des compagnies aériennes de ce qui se passe sur leurs vols et de ce dont leurs employeurs les rendent complices malgré eux, exhortant les passagers à refuser des vols qui sont en même temps des transports de prisonniers. Nous avons obtenu divers degrés de réussite. Nous avons également essayé de perturber et d’empêcher des expulsions, comme nous l’avons fait quelques semaines plus tôt au même endroit.

Mais nous n’avons jamais fait cela.

Du moins, jamais par centaines, jamais avec le sentiment palpable que nous pourrions réussir. Je pense que les flics le sentent aussi.

La scène suivante est d’une violence extrême et presque intime. Il est clair que l’ordre a été donné de libérer l’accès au train. Le gaz et les matraques volent tout autour de nous. Nous ne sommes pas armés. Nous n’avons ni mât, ni casque, ni même le tissu d’une banderole pour nous protéger. Des masques couvrent nos visages et des bras liés nous maintiennent ensemble, mais cela nous laisse pratiquement sans défense face aux coups de matraque. Sans un mot ni un avertissement, le policier anti-émeute qui se trouve juste à ma droite sort une matraque métallique rétractable de la poche intérieure de sa veste et, d’un geste rapide, il l’étend et l’abat avec un bruit sourd sur la tête d’un camarade qui se trouve à côté de moi. J’entends le craquement et je vois immédiatement le sang jaillir de la blessure au sommet de son front. Ses bras deviennent mous, et le mieux que je puisse faire est de relâcher mon bras, que j’avais lié au sien, et de le pousser vers l’arrière alors qu’il s’effondre, de sorte qu’il tombe vers la ligne de camarades faisant face à la gare et non aux pieds de ces flics déséquilibrés.

Avant que je puisse évaluer la pertinence de ce geste, je lance déjà instinctivement un coup de pied dans l’estomac du flic qui a blessé mon voisin. Ce flic nous regarde en ricanant depuis que nous nous sommes levés, attendant son moment pour blesser un « gauchiste de merde », ce qui est exactement l’expression que les nationalistes et les fascistes aiment employer en Argentine aussi. Sophie me crie de revenir, mais sa voix est à peine audible. Des camarades rompent la ligne pour porter l’ami blessé, tout comme j’ai rompu les rangs avec mon coup de pied. D’autres, aveuglés ou incapables de respirer à cause du gaz rompent également les rangs et battent en retraite.

Le jeune Algérien est forcé de monter dans le train. L’édition de la semaine suivante du Monde Libertaire,4 l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste francophone, rapporte plus tard que le train

« est parti avec un retard de trente minutes. […] Le train devait s’arrêter quelques kilomètres plus loin, à Melun, dans l’attente d’un autre train transportant environ la moitié de ses passagers d’origine ».

Les passagers manquants n’avaient pas pu monter à bord en raison des affrontements entre les manifestants et la police.

« Le train a de nouveau été arrêté à la gare de Lyon-Perrache vers 2h30 du matin par des militants, mais il a ensuite fait un arrêt imprévu à la gare de l’Estaque pour débarquer les prisonniers et les placer dans le centre de détention d’Arenc, car les flics étaient préoccupés par les actions possibles d’autres manifestants à Marseille. »


Il y a toujours deux fronts clairement définis à l’intérieur du hall de la gare. Nous nous tenons d’un côté, à une vingtaine de mètres des trains.

Un petit groupe de personnes commence à partir - une vingtaine de personnes, toutes portant des gilets jaunes. Il s’agit des syndicalistes ferroviaires de SUD, qui s’étaient finalement présentés à l’action, mais qui ont décidé qu’avec le départ du train, leur participation était terminée.

Le reste d’entre nous se compte encore par centaines. Dans le grand ordre des choses, ce n’est rien. C’est une faible participation, même à un match de football de troisième division, à peine suffisante pour remplir un wagon de métro. Même une manifestation strictement anarchiste à Paris pourrait compter des milliers de personnes. Mais à mes yeux, à ce moment-là, ces gens représentent le monde entier. Qui se soucie des chiffres, de la perception ou de l’opinion des moutons ? Je me sens chez moi parmi ces deux cents personnes qui ont mis leur corps au service de la conviction qu’aucun être humain n’est illégal, qui ont montré par leurs actions que l’État et ses agents doivent être affrontés de front.

Je préfère deux cents ultra-gauchistes, aventuriers, extrémistes ou tout autre nom qu’ils peuvent nous donner que deux mille qui resteront les bras croisés parce que la discipline du parti ou du syndicat dit que ce n’est pas le moment et que ce n’est pas la manière, ou vingt mille qui défileront dans la rue avec nous en proclamant qu’aucun être humain n’est illégal, pour ensuite continuer tranquillement leur journée pendant que d’autres sont traînés, souvent drogués et ligotés, vers des transports de prisonniers. Je suis reconnaissant de la participation du sympathisant, du syndicaliste, du membre du parti, du réformiste. Je comprends que nous ayons besoin d’eux pour exercer une pression politique. Mais je sens maintenant que ma place est avec les militants et les combattants, quel que soit leur nombre.

Devant nous, un mur de flics anti-émeutes, désormais trop loin pour nous atteindre avec leurs gaz et leurs matraques. L’idée que la police est la garde armée qui applique la dictature du capital par le biais du monopole de la violence sanctionné par l’État a fait place à un sentiment beaucoup plus urgent : la haine brûlante de ceux qui blessent mes amis pour perpétrer l’injustice. Celui qui porte cet uniforme est le moyen immédiat de notre oppression et donc mon ennemi.

Quelqu’un est revenu d’une autre piste avec un sac à dos rempli de pierres. Alors que les chants contre la déportation continuent de résonner, quelques dizaines d’entre nous attaquent les flics. Il y a encore de la tristesse et de la frustration, parce que nous avons échoué, mais il y a aussi de la joie. Il y a un sentiment de refus collectif et de libération.

Trop et jamais assez

Alors que nous quittons enfin la gare, brisant au passage les caméras de sécurité, les panneaux publicitaires et les guichets automatiques, je pense déjà au jeune Algérien dont nous essayions d’empêcher l’expulsion. Ce soir, il ne s’agissait pas de faire une déclaration politique abstraite contre les déportations. Il ne s’agissait pas d’une action militante mais toujours symbolique, contre les mécanismes d’expulsion et la barbarie qui catégorise les êtres humains en fonction de l’endroit où ils sont nés. L’objectif était d’empêcher l’enlèvement d’un être humain précis. Et bien qu’il y ait encore un lointain espoir que des camarades plus loin, à Lyon ou à Marseille, puissent encore réussir, nous avons échoué, et mon esprit se concentre déjà sur la façon dont je peux, ou dont nous pouvons collectivement, faire plus.

Bien que je craigne que nous n’en ayons pas fait assez, dès le lendemain, je suis confronté à la presse et aux bons citoyens de Paris qui hurlent que nous en avons fait trop. Je prends un journal sur le chemin de l’école et je trouve des articles pontifiant sur les extrémistes de la gare, s’indignant du désordre, condamnant la prétendue flambée de violence. Trop de désordre, trop de violence, voilà ce que disent les bons citoyens parisiens exaspérés en passant devant moi dans cette même gare et en voyant les distributeurs de billets cassés. Le discours constant sur « l’extrême gauche, enhardie, devenant de plus en plus agressive, violente et dangereuse » n’a fait que s’intensifier depuis l’élection de la coalition gouvernementale de centre-gauche socialiste et communiste.

Qu’est-ce qui a été endommagé ? En traversant la gare, je prends note des « dégâts ». Les seuls dégâts de la gare sont les machines qui entravent notre liberté de mouvement et transforment le besoin d’aller d’un endroit à l’autre en une considération économique. Aux panneaux publicitaires qui polluent l’espace public et transforment tout endroit où l’œil humain peut se poser en propagande pour la consommation constante de biens dont nous n’avons pas besoin. Et enfin, aux caméras de sécurité de plus en plus omniprésentes, qui garantissent que quiconque rejette ce système de consommation et de contrôle puisse être surveillé et criminalisé de manière plus efficace.

Quel ordre précieux avons-nous perturbé ? Si l’ordre auquel ils font référence est cette paix et cette tranquillité superficielles qui n’ont rien à voir avec la justice, alors le problème n’est pas que nous ayons été violents ou désordonnés, mais que nous ayons effectivement perturbé les procédures ordonnées de l’oppression. L’ordre de ceux qui préfèrent la poursuite de l’oppression tant qu’ils peuvent fermer les yeux – ou pire, la célébrer au nom du nationalisme ou du racisme – aux turbulences de la lutte pour y mettre fin.

La violence ? Nous avons jeté quelques pierres, qui n’ont probablement blessé personne. Les blessés étaient de notre côté, ceux qui ont affronté les forces armées de l’État avec à peine plus que nos corps et quelques objets volants. Qu’est-ce que quelques distributeurs de billets et publicités brisés par rapport à la violence dont nous avons été témoins ? La violence qui a lieu constamment, sans cesse, dans chaque quartier d’immigrés balayé par des kidnappeurs à la solde de l’État – lors de chaque contrôle de tickets dans le métro qui déclenche un effet domino aboutissant à l’expulsion – sur des vols qui partent constamment avec des prisonniers transportés comme une cargaison humaine contre leur volonté.

En ce qui concerne la vie de cet homme, je n’ai pas l’intention de choquer ou de traumatiser avec des spéculations sur son destin, ses circonstances, s’il a été arraché à une famille, à un partenaire, à un projet, à ses rêves. Cela n’a pas d’importance. Je revendique sa liberté de vivre comme il l’entend et où il l’entend parce que mon anarchisme l’exige comme condition minimale de la dignité humaine et comme rejet du système d’États et de frontières que je cherche à détruire. Cette violence, cette guerre contre les individus au nom des États et des nations, est la seule violence pertinente ici, celle qui est exercée pour défendre l’oppression.

Il s’agit d’une machine de violence construite pour protéger et perpétuer le système d’exploitation et de souffrance humaine qui dresse les hommes les uns contre les autres dans une lutte inutile pour la survie. Une machine qui a colonisé l’esprit des gens à un point tel qu’ils ne peuvent reconnaître la violence qu’au point d’impact – le poing frappant un visage, la pierre frappant le bouclier du policier – et seulement lorsqu’elle interrompt l’ordre qui l’inflige normalement.

Cela rend invisible la violence indicible et incessante qui découle du système des nations, du capital et de la société de classes : la mort due au manque d’accès aux soins de santé, la famine et la faim créées par la pénurie artificielle, les accidents du travail et les décès causés par la volonté de négliger les mesures de sécurité afin de maximiser les profits, les guerres religieuses et nationalistes sans fin. Les immigrants se noient dans les mers entourant la forteresse Europe ou meurent de déshydratation dans la chaleur du désert de l’Arizona en tentant désespérément d’échapper à la pauvreté et d’améliorer leurs conditions de vie. Cette violence systémique, la violence de l’oppression, est à peine perçue comme telle par la plupart des gens.

Je me fraye un chemin dans la ville, toujours perdu dans mes pensées, alors que je sors du métro pour me rendre dans le quartier majoritairement peuplé d’immigrés où se trouvent les bureaux de la CNT. Deux flics sont garés à l’extérieur du métro, contrôlant nonchalamment les pièces d’identité des gens au hasard. « Papiers, s’il vous plaît ». La normalité de la violence quotidienne.

Face à cette réalité, qui se soucie de la légalité ? Qui se soucie de l’opinion publique ? Lorsque nous étions peu nombreux et que nous occupions les voies, notre action était tout à fait pacifique. Pourtant, les mercenaires de l’État sont venus nous frapper sans hésitation pour atteindre ses objectifs. Bien qu’ils aient pu le faire de manière relativement « ordonnée », grâce à notre petit nombre et à notre retenue tactique de la violence, n’est-ce pas la victoire d’une violence incommensurablement plus grande ? Une plus grande violence de notre part, à des fins de libération, ne serait-elle pas justifiée ? Dans quel processus de pensée peut-on affirmer que la non-violence représente la position morale la plus élevée, alors que l’adhésion à la non-violence rend possible la perpétuation de la souffrance humaine et de l’oppression ?


Il y a un moment que je n’oublierai jamais, depuis le jour où nous avons été battus sur les rails, quelques semaines avant l’histoire que j’ai racontée.

Je peux à peine le voir à travers la vitre, son teint et le reflet des lumières de la gare sur les vitres du train rendant difficile la distinction de ses traits et de ses expressions faciales. Deux policiers le déplacent dans le train, un tenant chaque bras derrière lui, ses mains menottées ensemble devant. Soudain, alors qu’ils passent devant une fenêtre ouverte, nous pouvons voir clairement qu’il se tourne vers nous. Il lève les mains et fait un signe de victoire avec chacune d’elles, tout en nous disant « merci ». Il y a de la tristesse, de la dignité et de la gratitude sur son visage. Je ne sais rien de lui, ni qui il est, ni d’où il vient, ni ce qui l’a amené ici, ni ce vers quoi il est renvoyé. Mais je sais que la violence - une violence qui change la vie et qui peut être fatale - ne se manifeste pas dans le retard du train. La violence, c’est ce qu’on lui fait subir à l’intérieur du train.

Ce n’est pas que nous soyons trop violents, c’est exactement le contraire. Si nous n’utilisons pas tout l’arsenal de notre capacité d’action révolutionnaire collective, pour être une force contre le système de contrôle qui nous opprime tous, ne sommes-nous pas aussi complices que ceux qui le voient mais choisissent de s’en détourner ?

Ce que nous faisons n’est pas trop.

C’est loin d’être suffisant.


Autres lectures

And more in English:

  1. Carte de résident.e.s permanent aux États-Unis, qui permet aux citoyen.ne.s non américains de vivre et travailler aux États-Unis sans visa. 

  2. “Lutter auprès des sans-papiers: Histoire du CAE Paris,” Courant Alternatif, February 1, 2006, http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article115

  3. “Un bilan critique du Collectif Anti-Expulsions d’Ile-de-France,” Cette Semaine, no. 85 (August–September 2002), https://cettesemaine.info/cs85/cs85cae.html

  4. Jacques, “Étrangers expulsés, étrangers assasssinés!,” Le Monde Libertaire, no. 1123 (May 14–20, 1998), https://ml.ficedl.info/spip.php?article3761